Au-delà des clichés

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La Tunisie telle qu’on aime à l’imaginer. Ici, la vue depuis le Café des Délices, dans le village de Sidi Bou Saïd, près de Tunis.

On m’a souvent demandé, depuis que je suis à Tunis: «Alors, tu penses quoi de la Tunisie?» Pris de court par cette question vertigineuse, je me suis généralement contenté de bredouiller un maladroit: «J’aime beaucoup.» Et c’est vrai, j’aime beaucoup. Mais pourquoi? Quels sont les aspects de ce pays qui me plaisent? La réponse à cette deuxième question, je n’ai pas été en mesure de la formuler de vive voix, incapable d’organiser mes pensées dans l’instant et encore moins de les exprimer de façon cohérente. Tentative par écrit.

Déjà, à quoi m’attendais-je en arrivant ici? Qu’espérais-je ou redoutais-je de découvrir? Quelle était ma vision de la Tunisie avant d’y mettre les pieds pour la première fois (si l’on exclut des vacances au Club Med de Djerba durant mon enfance, desquelles je n’ai conservé aucun souvenir, si ce n’est celui d’un GO en train de convaincre ma mère que j’avais fait pipi aux culottes alors que mon pantalon était en fait tombé sur le sol inondé des toilettes, injustice jamais corrigée)? Quels étaient mes préjugés? Quelles images se formaient dans ma tête à l’évocation de la Tunisie?

«Bonnes vacances!»
Il y a les clichés qui collent aux babouches du pays: les plages d’Hammamet, de Djerba, le soleil, les vacances, un rythme de vie relativement tranquille. Cette photographie, tout le monde la visualise. La vendeuse de l’opticien Fielmann, à Genève, ne m’a-t-elle pas lancé un «Bonnes vacances!» accompagné d’un clin d’oeil lorsque j’ai quitté la boutique avec mes réserves de lentilles de contact, alors que je lui avais signalé par deux fois en riant que je ne partais pas pour bronzer, mais pour travailler?

Depuis le 14 janvier 2011, la Tunisie, premier bourgeon des «printemps arabes» à avoir éclos, est aussi devenue associée au mot «révolution». A l’époque, j’ai suivi les événements qui ont entouré la chute du dictateur Ben Ali avec un mélange d’enthousiasme et de méfiance. Puis il y a eu l’Egypte, la Libye, la Syrie. Jusqu’à ce que l’occasion de mon stage au sein de Tunis Afrique Presse se présente, j’ai suivi l’actualité tunisienne comme celle des autres Etats de la région, avec plus ou moins d’attention en fonction des événements qui s’y déroulaient et de l’écho que voulaient bien leur accorder mes médias préférés. Victoire du parti islamo-conservateur Ennahdha, tentative ratée d’établir la charia, nouvelle Constitution consensuelle: ces éléments se mélangeaient sans que je sache toujours exactement de quoi il en retournait, faute de temps ou d’envie de me plonger dans le sujet.

En prévision de mon départ, je me suis mis à lire tout ce que je trouvais sur la Tunisie. J’ai appris que le statut de la femme y est le plus à envier dans le monde arabo-musulman depuis l’introduction du Code du statut personnel en 1957 (les Tunisiennes ont obtenu le droit de vote quinze ans avant les Suissesses), fait la connaissance – fictive – de cyberactivistes, réalisé l’ampleur de la menace extrémiste qui avait déjà causé des dizaines de morts, découvert en images la dangerosité du groupe salafiste Ansar al-Charia, constaté que même si la Tunisie est l’Etat des «printemps arabes» qui a le mieux négocié sa révolution, tout ne va pas pour le mieux et que les législatives ainsi que la présidentielle de la fin de l’année s’annonceraient décisives.

Antagonismes
Une autre composante importante de la construction mentale que je m’étais bâtie de la Tunisie a été mon séjour de trois semaines au Caire, en Egypte, durant l’été qui a suivi la révolution du 25 janvier 2011. Je rendais visite à une proche. J’ai rencontré ses amis, de jeunes musulmans et coptes qui ont manifesté pour faire tomber Hosni Moubarak. Ça parlait politique, la ville était bouillonnante, on sentait de l’espoir et un combat latent entre artisans du conservatisme et partisans d’une communauté plus ouverte, accordant davantage de place aux libertés individuelles. De la désillusion, également, dans un pays qui a vu les militaires s’accrocher au pouvoir. Quelque part, j’imaginais retrouver un climat similaire à Tunis, à quelques mois des élections. Une société en mouvement, électrique, emplie d’espérance. C’est ce que j’ai trouvé. Ou que j’ai voulu trouver? Peu importe, le résultat est le même.

Tout n’est pas rose, de loin pas. L’économie est atone, le taux de chômage élevé, la pauvreté visible, l’administration kafkaïenne. La corruption et les violences policières n’ont pas cessé. Les groupes armés, concentrés – pour l’heure? – à l’est, sèment la terreur. La circulation est chaotique, les routes se trouvent dans un état catastrophique, les poubelles s’accumulent dans les rues, sur la plage, partout. Quant au système politique, il reste en phase de construction et les citoyens se méfient de leurs élites comme de l’Ebola. Personne ne sait pour qui voter. Dans les partis en place, personne ne se retrouve. En plus de cela, le carcan social demeure pesant, générateur de frustrations; l’homosexualité est toujours interdite, tout comme le fait de s’embrasser dans la rue, par exemple. Il y a tout ça, évidemment.

Progressisme
Mais à côté de ces problèmes, j’ai rencontré en Tunisie des individus tolérants, ouverts, cultivés, fiers de leurs acquis et prêts à les défendre face aux courants obscurantistes. Des citoyens accueillants, généreux, honnêtes, rieurs, profondément optimistes. J’ai découvert une société dans laquelle des femmes en mini-jupe marchent à côté de concitoyennes voilées. J’ai fait la connaissance d’intellectuels, d’activistes, de blogueurs qui écrivent, discutent, réfléchissent, s’organisent pour partager leurs idées. La liberté de parole est réelle, la presse toujours plus agressive, le débat politique présent malgré la pauvreté de son contenu. Chez les jeunes, on discerne un tiraillement entre un mode de vie occidental aguicheur et des croyances et coutumes ancrées depuis des générations. On boit sans le dire à ses parents, on fait l’amour hors mariage en secret. Il y a une soif de vivre palpable, sans pour autant renier ses racines. C’est peut-être la spécificité du modèle tunisien.

Mon point de vue vaut ce qu’il vaut. J’habite en Tunisie depuis un peu plus de deux semaines seulement et je n’ai pas encore quitté le grand Tunis. Je n’ai aucune idée de la vie dans les villes et villages du sud ou de l’ouest du pays. J’appose mon regard de Suisse, d’Européen, influencé par mon système de valeurs, par mes principes. J’écris ces lignes sur un MacBook Air, confortablement installé dans un studio du centre-ville de la capitale dont le loyer mensuel dépasse le salaire moyen des Tunisiens. Ma perception n’est forcément ni neutre, ni éclairée. Mais la prochaine fois qu’on me demandera comment je trouve la Tunisie, je répondrai tout ça. Ou mieux, je renverrai sur cette page.

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