La maison qui rend fou

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Dans la salle d’attente de l’Etat civil de l’arrondissement de Bab Bhar, à Tunis.

Il m’aura fallu quatre tentatives et des heures d’attente pour faire authentifier mon contrat de location à Tunis. Plongée dans une administration kafkaïenne.

«Il y a une expression ici pour qualifier l’administration: «Arja3 ghodwa!», c’est-à-dire «Revenez demain!».» Hbib, un jeune Tunisien, rigole lorsque je lui raconte ma mésaventure pour obtenir un tampon de la municipalité de Tunis, afin de légaliser le contrat de bail du studio que je loue au centre-ville. Je me suis cru dans «Les Douze Travaux d’Astérix», lorsque le petit Gaulois et Obélix se font balader d’un bureau à l’autre de la maison qui rend fou pour obtenir le formulaire A-38.

En Tunisie, les contrats de location – et de nombreux autres documents – doivent être «légalisés», c’est-à-dire qu’ils doivent être certifiés par les autorités municipales pour être reconnus par la loi.

«Il faut un numéro?»
Une semaine après mon arrivée, je me rends à l’Etat civil de l’arrondissement de Bab Bhar, situé à cinq minutes à pied de chez moi, muni de quatre exemplaires de mon contrat et de mon passeport. Je me présente une heure avant la fermeture et on me dirige vers les guichets de la salle du fond. Derrière la vitre, deux collaborateurs sont affairés à écrire et à apposer des tampons sur des feuilles. En face d’eux, une vingtaine de personne fait le pied de grue debout, dans une anarchie dont je semble être le seul à ne pas saisir la logique. Rien n’est informatisé. De temps en temps, l’un des guichetiers lève la tête et tend un gros cahier à signer par-dessous la vitre, puis la personne s’en va et une autre prend sa place de manière apparemment aléatoire. Il y a bien un afficheur digital avec un chiffre en rouge, mais il ne bouge pas. Pourtant, certains ont des billets numérotés dans la main. Le temps est figé. Tout n’est que langueur. Même le ventilateur de plafond, qui touille l’air tranquillement, parait fatigué.

«Il faut un numéro?», je demande à une petite femme voilée. Elle ne parle pas français. Personne ne parle français. Je comprends uniquement qu’elle n’a pas de numéro. Il n’y a de distributeur nulle part de toute façon. L’employé municipal me toise d’un air soupçonneux. Je prends mon mal en patience, m’appuie contre le mur. J’ai été happé par la langueur moi aussi. Je fais partie d’eux maintenant. Mes lombaires me font mal. La salle se vide peu à peu et je reprends espoir. A la fin, ça sera forcément mon tour. Logique implacable. Sauf que non. Nous ne sommes plus que trois, la petite femme voilée, une autre et moi. Tous ceux qui avaient des numéros sont passés. J’attends depuis une heure. Les femmes se précipitent vers le guichet, mais il y a visiblement un problème. Ils ne veulent pas signer leurs documents. Le mien non plus d’ailleurs. C’est fini, c’est fermé. La petite femme voilée, au bord des larmes, les implore en tunisien. Ils sont intransigeants. «Revenir demain», balbutie en me souriant l’autre femme.

Le lendemain, c’est samedi. Je consulte les horaires sur le web. La municipalité ouvre à 8h30. J’y arrive en premier. Mais la porte est fermée. «On ouvre à 9h30», me dit l’homme qui garde l’entrée. Bon. Hors de question de perdre ma place. Je camperai s’il le faut. Derrière moi, une longue queue se forme sur le trottoir. Personne ne comprend pourquoi l’horaire a changé. L’employé nous considère d’un oeil mauvais en fumant cigarette sur cigarette. Vers 9h20, la file d’attente vole en éclats. Les nouveaux arrivants se pressent directement contre la porte métallique. J’ai perdu la pole position. J’entre tout de même parmi le groupe de tête et reçoit un numéro en main propre. Il y a donc bien des numéros. L’afficheur ne fonctionne toujours pas, cela dit. Si bien que lorsqu’on appelle mon numéro en tunisien, je ne le comprends pas. Je me tourne vers mon voisin: «Vous savez comment on sait lorsque c’est notre tour?» Il regarde mon billet: «Le 130? Ils viennent de l’annoncer!» Je me précipite, passe devant le 132, tends mes contrats, dégaine mon passeport. Enfin! Enfin, presque.
– Avez-vous le document «taxe municipale»?
– Non.
– Il faut le demander à votre propriétaire.
Soupir. Deux heures de perdues.
De retour chez moi, j’écris un e-mail à mon propriétaire pour lui exposer la situation. «Ce papier  («taxe municipale», donc) n’est pas indispensable», me répond-il. Ah bon. Il ajoute: «Cependant, je vous le passerai tout à l’heure.»

Nom de prénom!
Troisième tentative le vendredi suivant. J’arrive à la municipalité vers 15h. Un gros rouleau en papier de numéros est accroché autour d’un clou enfoncé dans le mur. J’arrache le 584. Cette fois, l’afficheur fonctionne. Il indique le 537 puis, après un signal aigu, le 538. Je vais faire un tour et reviens plus tard, avec un livre. Vers 16h30, c’est à moi. Je m’attends au pire et j’ai raison. Le guichetier commence par m’envoyer faire une photocopie du document «taxe municipale», puis me rattrape en courant. Quelque chose ne va pas. «Il est écrit Benjamin Keller sur le contrat et Benjamin Pascal Keller sur votre passeport.» Désespoir. Pascal est mon deuxième prénom, celui de mon parrain, qui m’a été attribué à la naissance pour une raison que j’ignore. Je ne l’ai jamais utilisé et voilà que son importance devient soudain capitale. L’employé sollicite son chef, qui regarde à peine la feuille et prononce un «lé» sans appel. Pourtant, le numéro de passeport, sa date d’émission et mon lieu d’origine figurent aussi sur le contrat et attestent qu’il s’agit bien de moi. Quelle est la probabilité qu’existe un autre Benjamin Keller qui ne porte pas Pascal comme deuxième prénom, qui soit également originaire d’Hornussen, en Argovie et qui possède un passeport émis le même jour que le mien, avec le même numéro d’identification? Zéro, absolument zéro, mais le boss ne m’écoute pas. Je suis à deux doigts de l’étrangler. Je me dis que j’aurais peut-être dû glisser dix dinars dans mon passeport… Mais je ne suis pas ici pour encourager la corruption.

Mes efforts finiront par payer. Je recontacte mon propriétaire. Il faut rédiger un nouveau contrat, en indiquant bien Benjamin Pascal Keller. Je vérifie cent fois que les informations sont exactement les mêmes que sur mon passeport. Dans le doute, je réalise également des photocopies de tous les documents, puis je retourne à la municipalité pour la quatrième fois. Il est 11h30, je tire le numéro 986 et on en est au 919. Deux heures plus tard, le chemin du guichet s’ouvre enfin. Miracle! L’employée m’adresse un grand sourire. Cette fois, c’est la bonne. J’attends encore vingt minutes planté devant la vitre, puis elle me tend finalement le gros livre. Je ne reviendrai pas demain.

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