Amores perros

Gallos de combate
©Carsten Snejbjerg

20h. La nuit a déjà posé sa chape de plomb sur la ville de Rivas. A quelques kilomètres, l’Expreso Managua fend la route et l’obscurité en direction de la capitale alors qu’une cumbia psychédélique fait trembler l’habitacle du bus. A l’intérieur, l’étroit couloir est bondé. Même les vendeurs ambulants de maní peinent à se frayer un chemin. Un coup de frein surprend tout ce petit monde…

L’arrêt imprévu n’a d’autre but que de déloger un passager clandestin qui a profité de l’obscurité pour s’installer sur le toit du bus. Il est têtu. Les invectives du contrôleur et des vendeuses n’y font rien. Profitant de l’agitation à bord, un homme se glisse à l’intérieur du véhicule, un coussinet de plumes dans les bras qui a tout l’air d’être un coq. Pas en grande forme mais un coq quand même. L’homme profite du départ d’une maraîchère exaspérée pour s’assoir juste à côté de Maria* qui n’a pas la mine des grands jours. Combien de temps avant Managua déjà?

Par la fenêtre, la jeune fille de 16 ans aperçoit une imposante affiche de propagande sandiniste. On peut y voir Daniel Ortega et la première dame Rosario Murillo, posant comme pour un portrait de famille, accompagnés du slogan „juntos adelante“. Maria porte, elle, sa grossesse dans la solitude.

Le bus redémarre dans un fracas, désordonnant ses pensées.

Sang

Le bus roule déjà contre la montre. Rien d’inhabituel: une petite demi-heure de retard sur l’horaire. La faute au bouclage tardif des comptes de la journée et à l’arrêt imprévu. Aux côtés de Maria, l’homme a visiblement envie de parler. Il vient tout juste de sortir d’un combat de coqs. „On m’en a tué un mais celui-là a gagné son combat. C’est un champion.“ Il a le regard exalté des supporters les soirs de victoire.

Au Nicaragua, ces combats bénéficient de la tolérance du gouvernement qui a renoncé à légiférer. Dans les mains du dresseur, le coq est mal en point. Sa tête repose sur l’avant bras de son maître, les pattes secouées de spasmes sporadiques. „Un champion, insite l’homme qui transpire à grosses gouttes. Todo un campeón. Il a gagné huit combats, dans toute l’Amérique centrale.“

Le dresseur caresse le plumage du volatile, plongeant parfois son visage dans la blessure pour y aspirer le sang avant de le crachoter devant lui. A côté de Maria, la pédiatre québecoise en échange à Managua est dégoûtée. Elle en a pourtant vu d’autres au cours de ses différents séjours humanitaires. „Je crois que je vais vomir“, s’exclame-t-elle alors que l’homme souffle à présent dans le bec entrouvert de l’animal en lui tenant fermement le cou.

Dans les sièges alentours, des têtes surprises commencent à se tourner. „Il a une vilaine blessure. Sa trachée ne fonctionne plus. C’est pour ça que je dois lui insuffler de l’air de cette façon“, se justifie le dresseur. Maria tente de se faire aussi petite que possible, ignorant les coups de griffe de l’animal sur sa cuisse.

No te me quedés. No te me quedés

Le bus traverse à présent la ville de Masaya. Une demi-heure est passée. Le coq ne bouge pratiquement plus. „No te me quedés, no te me quedés“. Jusqu’à présent débonnaire, l’homme est en pleurs. „Il est en train de mourir“, sanglote-t-il dans sa direction, la bouche tordue par la tristesse. La jeune fille ne sait pas trop quelle attitude adopter. La scène a quelque chose d’irréel, comme sortie d’un film. L’homme se précipite à l’extérieur du bus, quelque part entre Masaya et Managua. Sans nom.

Trahison

Le tableau de famille repasse devant Maria. L’image est la même mais elle ne peut s’empêcher de ressentir un malaise en regardant l’affiche. Comme si quelqu’un avait été écarté, la composition de l’image marque un certain déséquilibre.

Daniel Ortega et Rosario Murillo sont en couple depuis 1978. La porte-parole du gouvernement a une fille, issue d’une précédente union, qui sera adoptée par Daniel Ortega: Zoilamérica Narváez Murillo. En 1998, alors que le politicien n’est encore qu’un simple député, elle dénonce avoir subi des abus sexuels, des agressions physiques et psychologiques de l’ancien guérillero. Et ce, depuis l’âge de 12 ans.

Daniel Ortega réfute les accusations tout en invoquant la prescription des faits et son immunité parlementaire. Rosario Murillo se range du côté de son conjoint. C’est la rupture entre mère et fille. Zoilamérica renonce au nom de son père adoptif.

Une juge révoque vite l’admission de la plainte, confirmant l’immunité de Daniel Ortega. Jamais, Zoilamérica Narváez, aujourd’hui âgée de 47 ans, ne sera entendue par un tribunal. En 2013, elle est contrainte de partir au Costa Rica sous la pression du Gouvernement qui a expulsé manu militari son époux de nationalité bolivienne. C’est la deuxième fois que Zoilamérica est contrainte de s’exiler au Costa Rica. La première, enfant, lorsqu’elle fuyait la dictature somociste avec sa mère.

Solitude

Par la fenêtre, Maria ne trouve rien d’autre que son reflet. Elle est seule dans cette bataille. Son compagnon l’a abandonnée il y a des mois. Et pas question non plus d’avouer sa grossesse à ses parents. Elle anticipe leur réaction. Ses parents fréquentent l’Eglise évangélique depuis 8 ans, lorsqu’un pasteur américain s’est installé dans son village.

Cet enfant, elle ne le veut pas. Son rêve à Maria c’est de devenir avocate. Mais, au Nicaragua, l’avortement est interdit depuis 2006, même en cas de viol. Pour retrouver le pouvoir, le front sandiniste – qui n’a plus rien de très révolutionnaire – s’est allié aux secteurs les plus conservateurs de la société. Pas question de changer la législation et de prendre le risque de froisser la conférence épiscopale.

A Managua, Maria connaît pourtant quelqu’un qui pourrait l’aider. Elle a entendu parler de ces médecins qui acceptent de vous avorter par conviction ou pour quelques centaines de dollars. Elle rêve. Il ne lui reste que ça, et 150 dollars qu’elle a piqué dans les économies de ses parents.

Elle n’a que 16 ans, Maria. Pas assez pour se méfier des oreilles indiscrètes lorsqu’elle confie son histoire. A 16 ans, elle doit être la seule adolescente qui appréhende l’avenir. Elle aimerait revenir en arrière. Redevenir une enfant.

Amores perros. Nostalgia gatuna.

Adrià Budry Carbo

*Prénom d’emprunt

 

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