Les fantômes de Port-au-Prince

Penitencier_national_port_au_prince
Pénitencier national, Port-au-Prince (Photo: Elena Sartorius)

Vous allez à Port-au-Prince ? Attendez-vous à ce que la capitale haïtienne s’empare de vos sens dans un tourbillon de bruits, d’activités, de couleurs, de visages, d’espoirs et de désespoirs. Mais si vous venez chercher des traces visibles du tremblement de terre qui a secoué le pays et ému la planète entière en 2010, vous en trouverez relativement peu, compte tenu de l’ampleur de cette catastrophe qui a enseveli environ 250,000 personnes. Quelques gravats par-ci, les ruines de bâtiments autrefois majestueux, comme les vestiges rosés de ce qui fut la cathédrale, par là. Les habitants de la capitale ont pris leur courage à deux mains pour reconstruire leur ville et leurs maisons. En transportant des sacs de sable à pied le long des pentes abruptes des collines si nécessaire.

Mais au détour des conversations, vous découvrirez que, derrière la résilience et l’accueil chaleureux des habitants de Port-au-Prince, les traces sont bien là, six ans après le séisme. Comment pourrait-il en être autrement ? Invisibles à l’œil nu, elles sont avant tout d’ordre psychologique. Présentes dans la mémoire de chacun, dans les blessures des cœurs, dans la perte de parents et d’amis, dans la peur que cette autre catastrophe ayant marqué les Haïtiens au fer rouge puisse se reproduire à tout moment.

Accompagnez vos hôtes port-au-princiens dans leurs activités quotidiennes, soyez à l’écoute, et soudain vous comprendrez que ce que vous voyez n’est pas ce qu’ils voient. Issue de leurs souvenirs, une autre ville va faire surface, présence fantomatique de maisons, de bâtiments, de femmes, d’hommes et d’enfants qui étaient là «avant», et qui ont à jamais disparu. « Avant », c’est ainsi que, pudiquement, les Haïtiens vous parlent d’un temps que les moins de six ans ne peuvent pas connaître.

« Ici, il y avait une belle église, qui datait du XIXe siècle », explique Sœur Monique, en pointant vers la chapelle provisoire, sans murs, qui jouxte l’école qu’elle administre dans le quartier St Joseph, le plus pauvre de la capitale. Plusieurs petites structures légères bleues et jaunes remplacent la grande bâtisse qui abritait autrefois l’école Notre Dame du Sacré Cœur. C’est là que la religieuse a elle-même étudié dans son enfance. Douleur et nostalgie d’une ville qui s’est effondrée. Cette Fille de la Sagesse garde en mémoire le souvenir de six religieuses de sa congrégation qui ont été emportées par le séisme. « L’une d’elle criait : ‘Je suis vivante, je suis vivante !’ Elle était coincée sous les décombres, nous n’avons rien pu faire pour elle ». Sœur Monique baisse les yeux en silence en évoquant ses consoeurs.

« Le sol a commencé à monter et à descendre comme des vagues »

Les années ont passé et pourtant, chacun semble se souvenir avec précision où il était et ce qu’il faisait au moment où la terre a tremblé. « J’étais dans la rue, pas loin d’une école, un bâtiment de plusieurs étages. Je voyais les étudiants circuler sur les galeries extérieures », vous racontera le chauffeur qui vous emmène à l’ambassade. « Tout à coup, la terre a tremblé. Ce n’était pas comme des secousses, non. Le sol a plutôt commencé à monter et à descendre comme des vagues. J’ai réussi à retenir un mur qui tombait vers moi. Puis j’ai regardé du côté de l’école. Le grand bâtiment où se trouvaient les élèves tout à l’heure avait disparu. Les étages s’étaient effondrés à plat les uns sur les autres ». L’homme tient le volant fermement tout en zigzaguant avec son véhicule pour éviter les marchandes ambulantes qui traversent la route avec des sacs de riz ou des bassines sur la tête. Il vous confiera « Je n’arrive pas à oublier les amis que j’ai perdus.  C’est dur quand je passe dans la rue où ils habitaient, et que je me souviens de leur maison qui était là avant ».

« C’est comme si d’un coup, toute la capitale était morte »

« J’étais chez moi à Carrefour, je rentrais du travail. J’étais en train de me laver les mains pour aller manger ». Les souvenirs de votre collègue journaliste, Jose Flécher, seront tout aussi précis, comme si la catastrophe s’était enregistrée en haute définition dans la mémoire de chacun.  « J’ai entendu un crissement des verres. Ça a duré quelques secondes. J’avais l’habitude, les secousses sismiques sont fréquentes ici. Quand j’allais m’asseoir, c’est là que le grand séisme a eu lieu. » Vous vous demanderez comment il a réagi. « Comme je l’avais appris, je me suis tenu au milieu de la maison, où il y a des poutres. Je suis resté à l’intérieur jusqu’à la fin. Ma maison a résisté. Seule la vaisselle s’est cassée. » La suite relève du cauchemar. « C’est quand je suis sorti que j’ai vu l’ampleur du séisme. Les gens couraient à l’hôpital, les téléphones ne fonctionnaient pas. J’ai dû, comme tout le monde, me transformer en pompier pour secourir des gens sous des tonnes de briques. Les linges blancs ont commencé à se multiplier dans les rues. On savait ce que ça signifiait. C’est comme si d’un coup, toute la capitale était morte».

Vous vous sentirez tout à coup mal à l’aise de poser des questions sur cette journée fatidique et les proches disparus. Mais c’est oublier que la parole soulage les blessures psychologiques.  Les récits se prolongeront. « Tout le monde voulait avoir des nouvelles de ses proches, continuera Jose, mais sans téléphone et sans moyen de circuler, il ne nous restait plus qu’à rester chez nous et attendre que les personnes rentrent. Heureusement ma mère et ma fiancée sont arrivées le soir. » Le journaliste n’a cependant pas été épargné. « J’ai perdu un ami, nous étions proches, nous allions à la même église, enseignions dans la même école. Il était en train de donner son cours quand l’école s’est effondrée. On a pu retrouver son corps et il a eu des funérailles. Bien d’autres n’ont pas eu cette chance ».

« Le vrai problème, ce n’est pas le séisme, c’est la construction »

Vous serez soulagés d’entendre un autre confrère, Edrid St Juste, vous répondre: « Je n’ai perdu personne ». Laissez ses souvenirs remonter. « J’étais dans une cour, j’étudiais. Tout était normal. L’édifice a tremblé, mais sans plus. Mais en sortant sur la route, j’ai commencé à comprendre que quelque chose ne marchait pas. La maison d’un ami, qui heureusement n’était pas à l’intérieur à ce moment-là, s’était effondrée. Les gens sortaient de leur voiture, en criant ‘Au secours, au secours, au nom de Jésus ! ».

Par miracle, toute sa famille et ses amis ont été épargnés par le séisme.  « Mon père et mon petit frère avaient eu le temps de sortir. Ma maison n’était même pas fissurée. Mon quartier, à Carrefour, a été à peine touché ».  Miracle vraiment ? C’est là qu’Edrid vous fera part de sa grande peur, la peur de la plupart des Haïtiens. « Que va-t-il se passer s’il y a un autre séisme ? Les maisons n’ont pas été renforcées, elles sont toujours dans les mêmes conditions ». Il vous fera aussi part de sa colère. « En principe on a besoin d’une autorisation de la mairie pour construire. Mais où est la mairie, les gens construisent n’importe comment ! Dans les quartiers pauvres, où l’Etat est totalement absent, s’il y a un autre séisme, il y aura presque les mêmes conséquences ».

Dans les rues de Port-au-Prince, entre les vendeuses, les stands de loto, les palissades du Palais National, les affiches électorales, les bâtiments défraîchis et les maisons fraîchement retapées, les fantômes de Port-au-Prince sont là, qui vous regardent.

Elena Sartorius

Cet article a été publié dans le Nouvelliste, Haïti.

Schreibe einen Kommentar

Deine E-Mail-Adresse wird nicht veröffentlicht. Erforderliche Felder sind mit * markiert