„Nous devons prendre conscience du danger extrémiste“

Hichem Hamdaoui: "Une partie de la population a des difficultés à condamner des actes violents commis au nom du projet islamique, le califat, en raison de l’aspect religieux dont se réclame ce projet."
Hichem Hamdaoui: „Une partie de la population a des difficultés à condamner des actes violents commis au nom du projet islamique, le califat, en raison de l’aspect religieux dont se réclame ce projet.“

C’est une première dans un pays arabo-musulman: de jeunes Tunisiens organisent une manifestation ce jeudi 25 septembre pour dénoncer les atrocités commises par l’Etat islamique au Moyen-Orient. Rencontre à la veille de l’événement.

Ils sont cinq jeunes, la vingtaine, attablés à un café de l’avenue Bourguiba, les Champs-Elysées de Tunis. C’est sur cette même avenue que certains d’entre eux, en 2011, ont crié: «Ben Ali, dégage!» Aujourd’hui, Imen, Khalil, Hichem, Aymen et Wissem se réunissent pour un autre combat: celui contre l’extrémisme. Ensemble, ils ont mis sur pied, pour la première fois dans un pays arabo-musulman, une manifestation pour dénoncer la guerre menée au nom du djihad par l’Etat islamique («Daech» en arabe) au Moyen-Orient.

Le rassemblement, parrainé par Forza Tounes, association «pour la culture de la citoyenneté et de la liberté», est prévu ce jeudi 25 septembre de 17h à 19h sur cette même avenue Bourguiba. Les organisateurs, un groupe d’amis d’une dizaine de personnes au total, se définissent comme des «Facebookers très actifs» et avant tout comme «de jeunes Tunisiens indépendants porteurs des valeurs universalistes». Khalil s’en va. Imen Zarrouk et Hichem Hamdaoui répondent à l’interview, tandis que Wissem dessine et qu’Aymen commente les interventions de ses copains.

Pourquoi cette manifestation?
Hichem Hamdaoui: Nous voulons dénoncer le fascisme ambiant. On le voit partout, surtout via internet et même dans notre propre pays, avec les deux assassinats politiques de l’an passé, les attaques contre l’armée qui ont fait des dizaines de morts à la frontière algérienne et les saisies d’armes et arrestations de terroristes qui se multiplient.

Le fascisme, c’est-à-dire?
HH: Dans cette partie du monde, l’Etat islamique ne constitue que l’une des facettes du fascisme. Nous avons cité l’EI, mais nous condamnons toutes les formes de fascisme et de terrorisme.

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C’est la première fois qu’une manifestation contre l’Etat islamique a lieu dans un pays arabo-musulman.
Imen Zarrouk: En principe, ici, on s’élève contre les actions de l’Etat israélien contre les Palestiniens. C’est généralement la seule cause que soutiennent les Tunisiens. Mais on ne peut pas condamner ces agissements sans condamner aussi ceux de l’Etat islamique. Il ne faut plus se limiter à quelques fades prises de position lorsqu’un Etat qui partage certaines valeurs avec les nôtres se fait attaquer. Il est nécessaire de s’insurger contre toute violence exercée par un groupe, un Etat ou un régime quelconque. Il s’agit également d’exercer une autocritique.

Dans quel sens?
IZ: Beaucoup de Tunisiens sont des leaders au sein de l’Etat islamique et envoient sans cesse des messages de violence et de haine. Ils disent vouloir conquérir la Tunisie. Nous ne comprenons pas l’indifférence des citoyens face à ce genre de discours. Ils les écoutent, les condamnent certainement, mais sans plus. Aucune mesure politique ou sociale n’a été prise pour s’attaquer directement à ce fléau. Il n’y a rien. On parle de projet de loi anti-terroriste, mais est-ce efficace sans une réelle prise de conscience du danger que représente l’islamisme? Les Tunisiens sont déchirés. Ils ne savent pas quoi faire.

HH: Nous, les Tunisiens, n’avons toujours pas commencé l’analyse du phénomène. Pourquoi y a-t-il cette prédisposition à tuer, à assassiner autant facilement? Il faut un débat de fond, qui n’existe pas.

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Y-a-t-il une réticence de la part des pays musulmans à condamner des agissements de groupes extrémistes qui se réclament de l’Islam?
HH: Il y a bien des personnes qui condamnent, qui ont lancé des campagnes sur internet notamment. Mais, selon moi, une partie de la population a des difficultés à condamner des actes violents commis au nom du projet islamique, le califat, en raison de l’aspect religieux dont se réclame ce projet. Et ce bien que ces actes soient contraires à l’éthique, à tout ce qui est normal et ordinaire. Ce que l’Etat islamique entreprend n’est d’aucun ordre. Ils commettent des actes d’horreur. Et ils l’assument, ils le filment. C’est avec fierté qu’ils le font.

IZ: Une majorité refuse qu’une interprétation ou une vision de l’Islam puisse mener à ce degré de violence. Ils pensent que l’Etat islamique est une fabrication, un projet du Mossad (les services secrets israéliens, ndlr) ou des Etats-Unis. Ils se cachent derrière mille interprétations complotistes. C’est parce que l’on aborde malheureusement la religion avec sentimentalisme, sans raison. Il y a un refus de remettre les choses en question, de relire l’Histoire.

Certains associent la religion musulmane à une religion de conquête, d’impérialisme. Que leur répondez-vous?
HH: Il y a des lectures, effectivement, qui promeuvent cela, mais pas toutes. Notre rôle, à nous, consiste uniquement à dénoncer le fascisme qui se manifeste par la violence et à essayer de le démystifier.

Etes-vous en faveur des frappes de la coalition dirigée par les Etats-Unis en Irak et en Syrie?
HH: Nous ne disposons pas de toutes les données en rapport avec ces frappes. Par conséquent, nous avons décidé de ne pas nous prononcer là-dessus pour le moment.

Quelle est votre position par rapport au conflit syrien?
HH: Nous ne sommes ni pour, ni contre Bachar el-Assad (président de la Syrie, ndlr).

Imen Zarrouk: "Beaucoup de Tunisiens sont des leaders au sein de l’Etat islamique et envoient sans cesse des messages de violence et de haine."
Imen Zarrouk: „Beaucoup de Tunisiens sont des leaders au sein de l’Etat islamique et envoient sans cesse des messages de violence et de haine.“

Au moins 3000 Tunisiens seraient partis combattre en Syrie depuis le début de la guerre civile en 2011, dans des groupes extrémistes (voir encadré ci-dessous). Comment le percevez-vous?
IZ: C’est la conséquence de la politique du régime de Ben Ali. Des jeunes ont vu leurs parents torturés, humiliés. Eux-mêmes ont vécu des humiliations. Et ils se sont tournés vers l’extrémisme. C’est un délire réactionnaire. Ils ne se sont pas réveillés un jour avec de telles idées. Ils ont été conditionnés.

HH: C’est la conséquence d’une grande oppression envers toutes les sortes de liberté. Toutes, pas seulement la liberté religieuse. Le phénomène est apparu durant l’ère Bourguiba (Habib Bourguiba, président de 1957 à 1987, avant Ben Ali, ndlr), puis s’est accentué avec Ben Ali, qui n’avait aucun projet sinon de se mettre plus d’argent dans les poches.

IZ: Ben Ali voulait anéantir tous types de différences et faire de nous une masse uniforme. Comme tout dictateur qui se respecte, il voulait une Tunisie à l’image du fantasme qu’il s’était construit dans sa tête.

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Etes-vous inquiets à l’idée que ces Tunisiens partis combattre à l’étranger reviennent au pays?
IZ: Oui. Une loi anti-terroriste ne va malheureusement pas résoudre le problème. Ce sont des gens qui savent se profiler, qui savent se faufiler.

HH: Ils vont revenir avec un savoir-faire. La question sécuritaire est importante, mais elle ne doit pas représenter l’unique solution.

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Quelle est votre solution?
HH: La solution, c’est de lancer ce genre de débats avec des manifestations comme la notre.

IZ: Il faudrait que la société se rende compte du danger. Que le peuple réalise que, plus que jamais, nous devons tous être des citoyens, être conscients de notre rôle civique. Ce fléau ne va pas être repoussé sans prise de conscience que nous sommes tous responsables de la question sécuritaire. Il faut revenir au même état d’esprit que durant les dix premiers jours de la révolution, lorsqu’il y avait des comités de protection.

HH: Les beaux jours de solidarité et de communion.

IZ: C’est notre devoir de nous protéger, parce que nous vivons tous ensemble ici.

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Redoutez-vous que le conflit libyen ne déborde en Tunisie?
IZ: Oui, j’en ai peur.

HH: Je pense que cette hypothèse n’est pas réaliste. Il ne faut pas oublier que la Libye est un «failed state», un Etat en déliquescence, ce qui n’est pas notre cas. Nous avons de la marge. Mais nous vivons tout de même une situation difficile. Il y a beaucoup à corriger, beaucoup trop. Nous devons travailler dur.

Etes-vous optimiste pour votre pays?
HH: Il est possible qu’à très long terme, la situation s’améliore. Peut-être que dans 20, 30 ans, nous aurons notre Mai 1968.

Craignez-vous des débordements lors de la manifestation de jeudi?
HH: Nous avons plutôt peur du ciel. Il y a un risque de tempête!


La Tunisie, premier fournisseur de combattants en Syrie

Depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, 3000 Tunisiens seraient partis grossir les rangs de groupes extrémistes comme l’Etat islamique, Ahrar al-Sham ou le Front al-Nosra, selon les données compilées par la société d’analyse sécuritaire The Soufan Group, basée à New York. Ces chiffres font de la Tunisie le contingent étranger le plus important, devant l’Arabie saoudite (2500), le Maroc (1500), la Russie (plus de 800) et la France (plus de 700).

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Le rapport de juin dernier de The Soufan Group (TSG) dénombrait quelque 12’000 combattants étrangers en Syrie, en provenance de plus de 80 pays. Ces chiffres, qui ont forcément évolué depuis, sont à prendre avec précaution. D’autres relevés parviennent toutefois à des estimations similaires; selon le ministre de l’Intérieur tunisien, Lotfi Ben Jeddou, 2400 Tunisiens se trouveraient en Syrie, dont 80% dans les rangs de l’EI. Ils ne proviennent pas uniquement des couches défavorisées, mais seraient issus d’une large variété de milieux socioéconomiques.

Lotfi Ben Jeddou a aussi avancé qu’au moins 400 Tunisiens partis en Syrie étaient revenus au pays. Pour l’heure, le gouvernement n’a adopté aucune politique claire pour gérer leur retour.

Une version de cet article a été publiée par SEPT.info.

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