La disparition (1/2)

La disparition

Récit de l’enlèvement d’une Française survenu en septembre 2015 à Port-au-Prince, Haïti.

Première partie

Jeudi 24 septembre 2015

Voilà un mois que je suis à Port-au-Prince. Stagiaire d’une école de journalisme suisse et stipendié par la Confédération, je suis reporter pour une radio locale. Mes reportages me confinent à la capitale haïtienne et mes billets d’information touchent essentiellement à la série d’élections imminente. D’habitude, je rentre épuisé de mes journées radiophoniques. Ce soir n’échappe pas à la règle. La fraîcheur de la douche s’estompe avec l’arrivée des moustiques. J’entends dire que les expatriés sont de sortie. Martin [1], mon colocataire belge ex-onusien, est en plein tournage d’une fiction autobiographique. On se motive mutuellement pour sortir. Sortir de la routine casanière. Il  démarre son 4×4 poussiéreux à l’aide d’un tournevis. Il est vraiment intégré, pensé-je. Direction l’Institut français pour un concert. J’embarque.

– Elle est bien crade, ta caisse. Tu ne comptais pas la revendre ?

– Si, mais ça servirait à rien de la nettoyer. Demain, après une journée de tournage avec toute l’équipe à bord et la circulation, elle serait dans le même état. On passe mettre 1’000 gourdes d’essence et on bouge à Pacot.

Sur le trajet, la radio nous laisse le choix entre des débats politiciens, du kompa ou du rap d’Atlanta. Martin finit par couper le son : „Marre de la trap, ferme-la !“. Aux abords de l’Institut français, on met à peine deux roues sur le trottoir qu’un groupe de mômes nous quémande une taxe de non-crevage-de-pneus. Martin lâche un biffeton. Nous voilà donc au quartier général du paternalisme culturel français. Dans la cour de l’Institut, un stand de fortune vend de la Prestige. C’est ma tournée. Une serviette en papier recouvre l’étiquette et étanche l’humidité de la bouteille. Le temps qu’une gorgée de bière me glace la trachée, une très belle blonde s’approche de Martin. Bises, bla-bla… L’enfoiré, il la connait ! C’est elle qui a organisé la venue du groupe reggae-rock-rara-vaudou T-K-Fé. Marion vit avec d’autres expat‘ dans une maison gingerbread à quelques rues de là.

À travers les déhanchés, on fraye pour accéder à la galerie qui surplombe la cour. Exposition de peintres du Saint Soleil. Je sais quand même mieux parler de politique. Alors je descends ma bière en silence. À califourchon sur la rampe de l’escalier, je savoure la musique et les danses insulaires. Un type brun s’amène sur l’escalier, en short, bras de chemises et baskets neuves. À la coule, il s’approche de Marion et l’enlace. Franche poignée de mains, Cédric, Youri, enchanté. Martin est chaud pour prolonger la soirée ailleurs.

– Ça fait quoi ce soir ? Yanvalou ?

– Je sais pas mais moi j’ai la dalle. Venez à la maison et on se fait un plat de pâtes.

Toujours partant pour échapper au riz créole quotidien et renouer avec mes propres racines insulaires méditerranéennes, j’approuve l’idée. On récupère la machin[e] et on va chez Cédric. Marion nous rejoindra après le concert et le rangement. En fait, ils sont cinq ou six à vivre dans cette grandiloquente baraque mi-victorienne mi-caribéenne. Je m’y perds en revenant des toilettes.

On est quelques expatriés affamés dans la cuisine. Surtout des francophones, sauf Nick, qui bossent pour des organisations internationales. Certains se connaissent depuis un bail. Enfin, un bail pour les expat‘, c’est souvent quelques mois. Hormis Cédric qui y revient, je suis le plus fraîchement débarqué en Haïti. Cédric balance un kilo de pâtes dans l’eau bouillante, je m’approche, très concerné: „Okay les gars, je gère la cuisson“. Un portable sonne. C’est Marion qui annonce son arrivée à Cédric.

– Je viens t’ouvrir le portail.

Si Marion est déjà là, on va pouvoir manger les pâtes al dente, j’ai bien fait de venir. „Tu sais où je peux trouver une passoire ?“ Mon voisin de fourneau n’a pas le temps de répondre. Cédric débarque en trombe dans la cuisine, à bout de souffle.

„Marion vient de… Quelqu’un peut venir avec moi ?“. Martin démarre comme un fauve. Un autre Cédric aussi. Je reste planté là avec Nick. On se regarde. „T’as pigé quelque chose ?“. „Non, qu’est-ce qui leur prend ?“. Nous sortons à notre tour de la maison. Personne.

Je récupère mon téléphone à l’intérieur. „Martin, c’est quoi l’histoire mec ?“. Sans une once de panique dans la voix, il me répond: „Marion s’est fait braquer, elle a disparu et sa voiture aussi. On la cherche“. Tuut.

Ben ça alors. Nick est sur le cul. Nous refermons le portail resté grand ouvert.

– On fait quoi dans ces cas-là ? Should we call the police ?

– I don’t know, man. J’en sais rien.

On ne sait même plus quelle langue se parler. J’appelle plusieurs fois les numéros censés atterrir chez les flics. Ah ! Enfin. „Bonsoir Monsieur…“. J’explique.

– Vous avez son nom ? Son numéro de plaque ? La marque de la voiture ?

J’ai pas grand chose. On attend. Un bruit de moto. Avec Nick, nos regards se croisent, on se fait des signes de soldats en mission. On s’approche du portail. Deux types sont plantés sur une bécane, devant l’entrée. Putain, c’est qui ceux-là ?

Nous retournons à l’intérieur où on s’empare d’un couteau chacun. „Il y a une autre entrée?“. Don’t know, man. Des bruits de pas, à l’étage. On est cernés ou quoi ? Je compte : les deux Cédric avec Martin qui roulent après Marion. Nick et moi ici. On a oublié Émilie, les nazes. „Émilie, tu peux descendre s’il te plaît ?“. Je pose ma lame sur une étagère. Elle apparait, une serviette autour de la taille.

– Marion-kidnappée-poursuite-bagnole-poulets-motards-à-l’entrée…

– Quoi ? Vous êtes sérieux ?… Elle marque une pause. Ah mais dehors, c’est mes potes, ils viennent me chercher pour mon cours de danse.

(soupir de soulagement post-acte-de-bravoure)

Je grimpe sur le mur d’enceinte pour observer la rue. C’est surréel. Est-ce que ce monde est sérieux ? Émilie congédie ses motards. Un véhicule de la Police nationale haïtienne s’arrête devant le portail. Trois flics à bord. Pas un ne sort. Je saute sur le trottoir. „C’est moi qui ai appelé“. Las, les trois agents écoutent ce que j’ai déjà raconté au téléphone. L’un d’eux, le plus jeune, finit par sortir un morceau de papier et le griffonner: Marion M., française, blonde, véhicule. Ils repartent.

Désabusé par la nonchalance de cette cavalerie somnolente, je veux tenter autre chose. J’ai deux numéros de l’ambassade de Suisse enregistrés dans mon portable. Pas de réponse. Il doit être 21 heures.

L’escouade torpilleuse composée de Martin et des deux Cédric est de retour. On se relaie, je monte dans la caisse. On sillonne les environs, une heure encore. Puis on rentre, bredouilles, à court de munitions. On ne sait même pas ce qu’on cherche. On espérait trouver Marion sur le bord de la route. Son portable est éteint.

Cédric raconte ce qu’il a vu quand il est sorti pour ouvrir le portail à Marion. Deux hommes lui braquaient une arme dessus et tapaient contre la vitre de sa voiture. Lorsqu’ils l’ont vu s’approcher, ils ont braqué Cédric qui s’est mis à plat ventre : „Ils ont insisté pour que Marion sorte du véhicule. Elle ne bougeait pas. J’en ai profité pour m’éclipser“. Quand il est revenu avec les autres, Marion, sa bagnole et les deux types n’étaient plus là. Émilie le regarde effarée: „Et t’as rien vu d’autre ? Leur tête, leur voiture ? La plaque ?“. Cédric lui répond qu’il a surtout vu les phares, le flingue, le trottoir.

Giulia, Édouard et Jules débarquent. Avec Martin, on déconne sur l’instinct maternel de Giulia qui prend immédiatement Cédric dans ses bras. Cette italienne chaleureuse et pulpeuse répand son sourire et son décolleté un peu partout. Mais c’est Édouard qui partage sa vie et son gingerbread. Martin me le présente comme un fou de café et de torréfaction. Ça me parle, mais ce n’est pas vraiment le moment de causer hobbys. Jules est belge, criminologue, n’a pas l’air de se prendre au sérieux. Paraît qu’il s’est récemment réincarné en Casanova. L’air inspirant de la Caraïbe, peut-être. J’apprends à connaitre cette bande de potes dans un bien curieux contexte. Cédric, lui, ne perd pas de temps. Il a réussi à localiser le portable de Marion dans le quartier voisin. „Ils ont dû le balancer“. Nous sommes tous d’accord, c’est comme dans un film de gangsters.

Quelqu’un a fini par sortir les pâtes de l’eau. On se retrouve dehors pour partager du thé et quelques assiettes du repas bouilli. Une voiture. Des amis, des collègues de l’Institut français, des ONG sont venus en renfort. En réconfort, plutôt. L’ambassade de France est maintenant sur le coup. On se répartit les numéros des hôpitaux de Port-au-Prince avec Jules et l’autre Cédric. De numéro non attribué en coup de fil infructueux, on termine la liste avec la même angoisse.

1 heure du matin

Est-ce que Marion respire à l’heure qu’il est ?

Il est tard. Certains vont se coucher, admettent leur impuissance. On est moins d’une dizaine à l’intérieur, répartis entre les fauteuils. Cédric a tombé la chemise. Il sort la bouteille de Barbancourt. Un verre, puis un autre. On boit même au goulot. Les cigarettes tombent comme des fantassins. Le cendrier devient une tranchée remplie de cadavres. Jules s’asperge d’anti-moustiques. On entonne chacun son tour un chapitre sur les enlèvements, les élections et le besoin de fric des candidats, la corruption, les Blancs, Cité Soleil, le montant de la rançon. Quelqu’un fait remarquer que le gardien n’était pas là ce soir. Je ne parviens pas à comprendre si c’est effectivement inhabituel. On est en plein cauchemar. L’autre Cédric sort son portable et met du Django Reinhardt pour détendre l’atmosphère. Est-ce que Marion respire à l’heure qu’il est ?

Je parle de rugby à Cédric, de la  Coupe du monde qui débute. Il fait mine de plaisanter. Je n’ose pas imaginer ce qui se passe dans sa tête. Lui qui vient de débarquer de l’Hexagone pour rejoindre Marion. Il prend sur lui. Si c’était ma compagne à la place de la sienne, pas sûr que je saurais garder mon calme. Le gérant du Yanvalou débarque. Il connaît bien la clique. Deux voitures sont apparemment passées en trombe devant le club qui se situe à quelques centaines de mètres en contre-bas, mais il n’en sait pas plus. Cet Haïtien du monde de la nuit penche pour la thèse du commanditaire politique.

Je m’en fous pas mal. Qu’ils nous la ramènent. Mais ce „ils“, au fond, je ne sais pas qui c’est. François Hollande ? Où est Dominique de Villepin, bordel? Et Védrine, et Roland Dumas ? J’appelle mon père, Martin sa copine à l’autre bout du monde. Quand je l’entends essayer de la rassurer, je réalise que mes nerfs sont à fleur de peau. C’est le jour en Suisse. Il va falloir être attentif à Cédric, me confie le paternel. En fait, je savais déjà ce qu’il allait me dire. Mais j’ai besoin de partager mon désarroi.

4 heures du matin

Coup de barre. Je m’effondre dans un lit inoccupé. Je tire la moustiquaire, m’endors une heure, me réveille poisseux, vaseux. Retour dans le cercle. Ça somnole. Émilie dort sur Jules qui dort sur ses bras. Je m’affale à nouveau. „Toujours rien ?“. „Toujours rien“. Cédric n’a bougé que pour faire du café. Il remplit sa tasse et me la tend.

6 heures…

Appel de l’ambassade. Ils expliquent à Cédric que les Affaires étrangères ont prévenu les parents de Marion. À peine raccroché, son portable sonne à nouveau. La mère de Marion est au bout du fil. „C’est quoi cette histoire, Cédric ?“. La tension est à son comble. Je sens que Cédric est à deux doigts d’exploser.

Une heure passe. Nouveau coup de téléphone. Cédric se lève, passe dans la pièce voisine. Deux minutes. Puis réapparait. Il craque. „Elle est vivante“.

Jules se précipite, le prend dans ses bras. Je me tourne pour cacher mes larmes au spectateur. Ce n’est pas à moi de chialer à l’écran. Tout le monde se félicite, s’encourage. On se dit qu’elle a fait le plus dur en passant la nuit. On est fiers de Marion.

À suivre.

Youri Hanne

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[1] Dans un souci de discrétion, j’ai eu recours à des prénoms d’emprunt.

Article publié sur le blog personnel de l’auteur, coupdetrafalgar.net

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