Le Salvador veut mettre ses caïds à la couture
Le pays tente d’enrayer une spirale de violence qui fait 18 victimes par jour. Reportage au cœur du centre pénal d’Apanteos qui tente de réhabiliter cette jeunesse qui tue

Devant les portes du centre pénal d’Apanteos, au Salvador, tout le monde en parle. La veille, cinq adolescents ont été massacrés dans la localité d’Usulatán alors qu’ils célébraient une remise de diplômes dans une maison privée. Face à cette jeunesse qui tue, les autorités ont longtemps appliqué la mano dura, la politique du tout répressif. Sans grand succès. Elles cherchent aujourd’hui à freiner l’escalade par d’autres moyens. Dans le département de Santa Ana est né un programme de réhabilitation, qui espère offrir aux détenus un futur plus prometteur que la vie de gangster (marero).
Alors que les familles des détenus d’Apanteos font la queue pour rendre visite à leurs proches, un utilitaire dépose les nouvelles «acquisitions» devant l’entrée. Une vingtaine de jeunes adultes, menottés les uns aux autres, qui iront grossir les effectifs de la prison. Ancien grenier a café, le complexe compte aujourd’hui 4256 détenus, pour une capacité de 2000. Le taux de détenus au Salvador est le plus élevé d’Amérique centrale: 440 pour 100 000 habitants (contre 85 en Suisse).


Le tout répressif n’a pas affaibli les organisations criminelles, qui dépassent aujourd’hui les 60 000 membres, soit deux fois plus que l’armée, selon les estimations du Ministère de la défense. Depuis la fin de la trêve entre les deux redoutables maras – la MS-13 (Mara Salvatrucha) et la M-18 –, le niveau de violence a atteint des sommets: 6670 meurtres en 2015. Jamais, le Salvador n’avait compté autant de morts violentes, pas même durant la guerre civile qui a ravagé le pays de 1979 à 1992.
Combattre l’oisiveté
Le programme Yo cambio (Je change), soutenu par l’ONG suisse Interpeace, espère rompre la spirale de violence en éduquant ou en enseignant un métier à cette jeunesse qui croupit dans les prisons. Au Salvador, près de 70% des prisonniers ont moins de 35 ans et quelque 38% n’ont pas été au-delà de l’école primaire, selon une récente étude menée par l’Institut universitaire d’opinion publique (Iudop).
L’idée principale est de combattre l’oisiveté, une source importante de tensions, en valorisant les compétences des détenus. «On trouve de tout ici: des menuisiers, des garagistes, des ingénieurs, explique la directrice d’Apanteos, Isabel Baños. Le principe est simple: celui qui sait enseigne à celui qui ne sait pas.» En tout, 86 activités sont proposées: de l’enseignement de disciplines scolaires classiques, comme les mathématiques, à des activités manuelles, telles que le tissage ou la couture. L’essentiel est de maintenir tous les détenus occupés jusqu’à leur retour en cellule à 20h, afin de pacifier les prisons et de faciliter leur réintégration en société. Le respect des règles permet aux prisonniers de gagner en libertés.

«Nous avons pris un virage à 180 degrés, explique Isabel Baños. La violence du système pénal entraînait toujours plus de violence et de révolte.» Longtemps, Apanteos était considéré comme l’une des pires prisons du pays. En 2007, une émeute y faisait 21 morts. Aujourd’hui, les patios et zones communes de cet atypique centre carcéral grouillent de monde, dans un climat qui tient plus du marché que du bagne.
Rencontré entre les étals des potiers et des tisserands, Alfonso Batlle gère la production de hamacs (1500 unités par mois). Il transmet son savoir-faire à quelque 60 codétenus. «Ce pays a longtemps criminalisé la pauvreté, explique ce résident d’Apanteos depuis 19 ans. Beaucoup de gens sont ici par manque d’éducation. D’autres, comme moi, par stupidité.»

José Manuel, 26 ans dont six passés derrière les barreaux, a le regard endurci par les années passées dans l’un des pires gangs d’Amérique latine. Affilié à la MS-13, il coordonne le programme Yo cambio dans son secteur, réservé aux mareros. Il est convaincu par les bienfaits du système. Mais pas question pour lui de transiger sur la logique clanique: «Ici, on est une famille, insiste-t-il. On dort tous sur le sol ou tous dans la soie. Personne n’est laissé en dehors.»

Ce corporatisme pourrait bien gripper le programme Yo cambio que le gouvernement salvadorien entend ériger en modèle de gestion en l’étendant aux 19 autres centres pénitenciers du pays. Laura Andrade, analyste et coauteure de l’étude de l’Iudop sur les prisons salvadoriennes, est sceptique. «Il est peu probable que la hiérarchie des maras autorise ses troupes à participer au Yo cambio, explique-t-elle. Les contrevenants s’exposent à des représailles. Face à cette impasse, le programme a déjà dû être gelé dans la prison de Cojutepeque où se trouvent des membres de la M-18.» L’Etat salvadorien, en mal de légitimité, est encore loin d’avoir gagné la bataille contre les structures parallèles.


Une version de cet article a été publiée dans le quotidien Le Temps du 15 janvier 2016.
Schreibe einen Kommentar