Libertad

J’ai parfois l’impression que tout était plus simple avant. Les rôles semblaient répartis comme dans un film hollywoodien: les bons, les méchants, les figurants… En 1986, Daniel Ortega faisait la couverture de Time Magazine. Le nouveau président du Nicaragua, élu démocratiquement quelques mois plus tôt, en faisait voir de toutes les couleurs à Ronald Reagan, embourbé dans le financement d’une ruineuse Contra. Tout le monde voulait voir dans le leader à la moustache une réincarnation de Salvador Allende, le mythique président du Chili. Puis, les Etats-Unis ont tourné le dos à leur „arrière-cour“. Et c’est comme si le Nicaragua avait disparu de la carte…

Instantanées

Nous sommes en l’an 36 après la révolution sandiniste. Le pays semble immobilisé dans la contemplation de quelques instantanées: un jeune militant jetant un cocktail Molotov, une foule rouge et noire en liesse, l’ombre toujours reconnaissable de Sandino… Si l’ancien guérillero Ortega a appris quelque chose de son parcours sinueux, c’est bien le pouvoir des images. Durant le premier gouvernement sandiniste, de 1985 à 1990, s’est déroulé une véritable guerre médiatique autour du statut des indiens miskitos. Le pouvoir en a été ébranlé.

Depuis son retour aux affaires en 2006, le couple présidentiel est obsédé par sa communication. Quasiment toutes les chaînes de télévision sont contrôlées par le gouvernement ou lui appartiennent directement. Le pays ne compte plus qu’un journal d’opposition: La Prensa. Les journalistes étrangers ne sont pas les bienvenus. Pour avoir photographié une manifestation contre le canal transocéanique, une reporter belge a été déportée l’année passée.

Rosario Murillo, ex-guérillera devenue première dame du pays, est la porte-parole officielle du gouvernement. Chaque jour, les élocutions sur les chaînes publiques de cette „mère de la Nation“ marquent le rythme de l’actualité. Pendant 25 minutes, elle revient sur les idéaux sandinistes, détaille ses accomplissements et ses projets. Le volcan Telica menace d’éruption au nord du pays? C’est encore elle qui résume la situation et appelle la population au calme.

Laquais ou renégat

Dans cet espace public verrouillé, le journalisme tient du parcours d’obstacle. Au Nicaragua, le journaliste est laquais ou renégat. Le Sandinisme ne fait plus dans la nuance. J’ai vite été fixé. Mardi 22 septembre, ma rédaction est invitée à un entretien avec des experts australiens mandatés pour analyser la topographie le long de ce qui devrait être le futur canal transocéanique du Nicaragua. Dans le lobby du grand hôtel où doit se tenir la discussion, ce sont les deux porte-paroles qui font les questions et les réponses. Elle: blanche, élégante et perchée sur de hauts talons. Lui: gominé et coiffé en arrière à la Antonio Banderas. Ils ont l’air de sortir de l’une de ses telenovelas qui passionnent tant les Latinoaméricains: un couple de grands propriétaires terriens, tout droit descendu de la colonisation…

La salve de questions suivante me sort de ces considérations: elle m’est adressée. La porte-parole s’étonne de ma présence qu’elle trouve redondante avec celle de ma collègue nicaraguayenne. Elle veut connaître à l’avance l’angle de mon article. Le porte-parole commence, lui, à nous suggérer les questions que nous devrions poser. C’en est trop pour ma collègue qui intervient. Le couple de „latifondistes“ se retire. Cinq minutes plus tard, nous recevons un appel du rédacteur en chef. L’entretien est annulé au vu de l’attitude „peu coopérative“ de ma collègue. Nous rentrons à la rédaction.

Consultation „publique“

Deux jours plus tard, une conférence de presse sur les impacts sociaux et environnementaux du projet de canal se tient à côté de l’assemblée nationale. Je reste sur le pas de la porte, avec les journalistes de La Prensa. Ma nationalité y est probablement pour quelque chose. A l’entrée, les gardes arborent des t-shirts aux couleurs du parti sandiniste. L’étude est pourtant présentée comme une „consultation publique“. Le lendemain, les médias gouvernementaux transmettent les conclusions de l’enquête. Malgré les risques environnementaux, le canal aura un „impact net positif“ sur le Nicaragua. Ce serait même, selon les experts, la seule possibilité de lutter contre la déforestation qui affecte le centre du pays.

Autour de moi, personne ne se voile la face. L’un de mes collègues, que j’ai choisi d’anonymiser, explique: „Avant les Ministres nous accordaient parfois des entretiens. Mais, ils sont, tout autant que nous, sur un siège éjectable. Le Parti les fait et les défait. Dans ce pays, ce sont les porte-paroles qui gouvernent réellement.“

Je me dis qu’on a encore un peu de marge de manœuvre en Suisse. Et je les trouve courageux, mes collègues. A peine trois semaines et je suis déjà dérouté par le système. La République sandiniste des apparatchiks… Promis, demain je rouvrirai mes archives. A quel moment perd-on l’essence d’une révolution?

Adrià Budry Carbó

 

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